
Sylvain Charlebois
Professeur
Dalhousie University
Agri-Food Analytics lab
Lors de sa conférence prononcée à l'occasion du séminaire international du Business Science Institute qui s'est tenu les 27 et 28 mars 2025, le professeur Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université de Dalhousie (Halifax, Canada), dresse un tableau inquiétant des recompositions géopolitiques à l’œuvre dans le champ agroalimentaire. À travers une intervention dense, il alerte sans détour sur les bouleversements induits par le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en particulier pour l’Amérique du Nord, mais aussi pour l’ensemble des équilibres alimentaires mondiaux.
Loin des analyses purement techniques, cette conférence propose une lecture politique de l’alimentation, considérée comme un instrument stratégique dans la recomposition des rapports de force économiques. Le ton est mesuré, mais le propos, lui, est sans ambiguïté : selon le Professeur Charlebois, nous assistons à un tournant majeur, qui pourrait remettre en cause le cadre multilatéral hérité de la Seconde Guerre mondiale et fragiliser des décennies de coopération commerciale et environnementale.
Pour le Canada, la situation est paradoxale. Voisin immédiat des États-Unis, il a longtemps profité de cette proximité géographique, au point de développer une économie fortement intégrée avec son partenaire américain. Mais cette interdépendance, autrefois perçue comme un atout, devient aujourd’hui une vulnérabilité. Le professeur Charlebois évoque un pays "prisonnier de sa géographie", exposé à une stratégie américaine fondée sur la mise en place de barrières tarifaires et le rapatriement massif des chaînes de valeur.
La transformation agroalimentaire, maillon clé de toute souveraineté alimentaire, pourrait ainsi se déplacer vers le sud, avec des conséquences lourdes pour les producteurs canadiens. Certains groupes industriels envisagent déjà de relocaliser leurs opérations aux États-Unis, anticipant une instabilité croissante et une politique commerciale de plus en plus imprévisible. Dans ce contexte, la souveraineté alimentaire du Canada n’est plus une simple question agricole, mais un enjeu stratégique majeur.
Plus largement, l’intervention du Professeur Charlebois souligne combien la posture américaine actuelle remet en cause l’ordre multilatéral. La dénonciation implicite de l’accord de Bretton Woods, la défiance envers l’Organisation mondiale du commerce, la sortie de l’accord de Paris sur le climat : autant de signaux d’un retrait volontaire du cadre coopératif qui avait permis, depuis plus de soixante-dix ans, de construire un système de régulation partagée. L’approche bilatérale et transactionnelle promue par Donald Trump fait primer les intérêts immédiats sur les engagements collectifs.
L’Union européenne, bien qu’évoquée à la marge dans la conférence, n’est pas épargnée par ces recompositions. Les tensions commerciales, les débats sur les normes environnementales ou sanitaires, et la montée des logiques protectionnistes viennent interroger sa propre capacité à défendre un modèle agricole à la fois durable, compétitif et solidaire.
La conférence s’appuie sur le dernier ouvrage du Professeur Sylvain Charlebois, intitulé La part du gâteau, qui propose une cartographie des grands enjeux agroalimentaires mondiaux : rapports Nord-Sud, sécurité alimentaire, biotechnologies, mutations climatiques, rôle croissant des données et de l’intelligence artificielle. Le professeur y développe une thèse claire : l’alimentation est devenue un vecteur de puissance au même titre que l’énergie ou la technologie. À ce titre, elle mérite une attention stratégique renforcée.
L’intervention se clôt sur une réflexion plus prospective. En réduisant la taille de l’État, en déréglementant massivement, en désengageant les États-Unis des efforts collectifs en matière de durabilité, l’administration Trump pourrait freiner le développement des innovations vertes dans le secteur agroalimentaire. Cela poserait la question de la viabilité, à moyen terme, d’un modèle agricole fondé sur la transition écologique, qu’il soit porté par l’Union européenne, le Canada ou d’autres puissances émergentes.
À travers cette conférence, le Business Science Institute poursuit sa mission d’ouverture des savoirs en management aux grandes problématiques actuelles. L’analyse de Sylvain Charlebois, rigoureuse et sans concession, montre combien le champ agroalimentaire est désormais au cœur des enjeux géopolitiques du XXIe siècle.