Xavier DURAND
Directeur Général
Groupe COFACE
Témoignage recueilli par
Dr. Anne DEMARY-JANAND
Maitre de Conférences en gestion, Université Paris-Saclay
Business Science Institute
Dr. L. Martin CLOUTIER
Professeur titulaire en gestion des technologies de l’information
Ecole des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal
Business Science Institute
La vie d'une personne qui dirige une grande entreprise est souvent associée à des défis complexes, à la prise de décisions cruciales et à la gestion d'une équipe diversifiée. Parmi ces leaders, certains apportent une perspective unique à leur rôle. C’est le cas de Xavier Durand, Directeur Général de COFACE depuis 2015, l'un des leaders mondiaux de l'assurance-crédit. C’est dans sa pratique de la musique qu’il puise l’inspiration pour diriger cette entreprise centenaire de plus de 5 000 employés et présente dans une centaine de pays.
La combinaison de la musique et de la gestion peut sembler improbable, mais elle offre des enseignements précieux sur la collaboration, la gestion du stress et du risque ; elle permet aussi d’imaginer d’autres possibles. Dans cet entretien, Xavier Durand nous explique comment la musique a influencé sa vision en tant que dirigeant, son action et son mode de communication. Au-delà de la métaphore, il montre comment la musique peut inspirer le management dans nos organisations contemporaines en quête de sens et de renouvellement.
Agir comme en pratique musicale
Faire ses gammes
La musique représente d’abord une école de rigueur, nécessitant un investissement patient et parfois solitaire. L’apprenti musicien doit faire ses gammes. C'est par la pratique assidue et la répétition quotidienne que le musicien progresse, surmontant ainsi les défis techniques inhérents à son instrument. C’est au travers de cette discipline qu’il parvient à en acquérir une maîtrise totale. Comme le souligne Xavier Durand : « Au démarrage, il y une exigence de rigueur et de maitrise technique de l'instrument. C’est un prérequis essentiel pour accéder au langage musical ». Une fois ce langage musical acquis et la phase technique maîtrisée, la musique se mue en une école de l'interaction.
Ecouter et dialoguer
La pratique musicale est rarement solitaire. Lorsqu'un musicien joue en orchestre ou en musique de chambre, il entre en interaction constante avec d'autres musiciens, chanteurs et chefs d'orchestre, ainsi qu'avec un public réactif, voire participatif, comme le montre l'émergence, ces dernières années, de concerts participatifs. La musique requiert une écoute attentive de soi, car il est essentiel de jouer juste, le diapason étant là pour rappeler cette exigence. Mais tout aussi importante est l'écoute des autres, que ce soit dans leurs intentions musicales, leur phrasé, leurs nuances ou la sonorité de l'ensemble.
Comme le disent avec ironie certains musiciens d'orchestre, jouer juste revient à jouer faux ensemble. Xavier Durand souligne cette dimension de l'écoute et de l'interaction dans sa pratique musicale : "En pratiquant le jazz, j'ai appris que l’écoute est essentielle. C'est d’ailleurs plus un exercice d'écoute qu'un exercice de jeu. Vous passez plus de temps à vous taire qu'à parler. Et quand vous jouez, il faut interagir avec les autres. Ce dialogue est permanent. On retrouve la même exigence du jeu collectif dans l’entreprise, qu’il s’agisse de bâtir un plan d'action, négocier un contrat … Tout est toujours le fruit d’une interaction".
Interaction et dialogue sont des éléments fondamentaux pour coordonner les parties prenantes internes et externes de l'organisation. Cependant, dans la pratique musicale, cette écoute et cette coordination atteignent un niveau de finesse et de précision tel qu'elles permettent de transcender l'approche technique pour atteindre une dimension esthétique, qui peut ensuite toucher un public.
Gérer le stress
La gestion du trac est une compétence essentielle partagée par les musiciens et les personnes dirigeantes d'entreprise, tous deux appelés à se produire régulièrement devant un large public et à affronter le stress qui en découle.
Xavier Durand évoque cette dimension en soulignant que la performance en public est une expérience particulièrement exigeante, qu’il a vécue comme élève du Conservatoire : « Se produire en public est un exercice difficile lorsque vous êtes élève au Conservatoire. Vous passez une année entière à étudier et cette année est sanctionnée par une audition de quelques minutes. Face à vous, un public, et les examinateurs au premier rang, souvent inexpressifs et armés d’une petite clochette qu’ils agiteront lorsqu’ils auront décidé qu’ils en ont entendu assez. (…), j’ai trouvé ça terrifiant et probablement plus difficile que de parler devant 4 000 personnes sur un sujet de business, ou un sujet que vous maîtrisez. Cela a été une très bonne école de la gestion du trac ».
Au-delà des auditions, certains instruments, comme la trompette, imposent un niveau élevé d'exposition et de prise de risque pour les musiciens. Xavier Durand explique cette réalité : « Le poste de trompettiste est assez difficile parce que vous jouez assez peu finalement. Votre temps de parole dans l’orchestre est minimum. Et vous êtes très bruyant. Et on vous demande en général de jouer des notes stridentes à froid. Et il faut compter 364 mesures et demie et ne pas rater le départ. Vous êtes sur une corde raide. (…) Il ne faut pas craindre de s’exprimer fortement avec le risque de faire une erreur. C’est très risqué ».
Oser prendre des risques est une caractéristique fondamentale des personnes dirigeantes. Contrairement à un environnement où tous les mouvements sont prévus à l'avance, les personnes dirigeantes doivent, à l'instar des jazzmen et jazzwomen, composer en temps réel avec leur environnement en constante évolution.
Diriger comme orchestrer
Planifier, coordonner en vue d’un objectif commun
Au sein des organisations, la planification, l'organisation et la coordination sont des éléments cruciaux pour atteindre un objectif commun. Xavier Durand souligne le rôle fondamental du leadership dans ce contexte : « Le business, c’est une école de leadership. (…) Et ce leadership que j’ai développé est très utile dans la musique parce qu’on y trouve souvent des gens très compétents au point de vue musical, qu’il est nécessaire de coordonner, avec un objectif à poursuivre, sur comment mener ce projet. Un leader, c’est essentiel. Il y a toute cette notion de leadership qui s’applique à un groupe musical comme à tout autre groupe humain. »
Cette notion de planification et de coordination est tout aussi pertinente dans la pratique musicale collective. La personne qui orchestre, qui est investie du rôle de leader du groupe, doit réfléchir à la signification de ce qui doit être accompli et planifier les actions nécessaires, même si la scène musicale est souvent marquée par l'expérience du risque et de l'incertitude, voire de l’inattendu.
Faire face au risque et affronter l’incertitude
Les musiciens sur scène ont tous connu des situations imprévues : un partenaire ou un instrument défaillant, des problèmes techniques avec leur équipement, les occasions ne manquent pas. Pourtant, « the show must go on ». Xavier Durand illustre cette réalité en utilisant l'exemple du jazz : « Jouer dans un groupe de jazz, c’est faire face à l’imprévu. Le pianiste n’est pas là parce qu’il s’est cassé la figure avant d’arriver …. Donc vous devez vous débrouiller sans le pianiste. Il faut alors faire appel à des ressources qu’on ignore. Il faut improviser, et ça peut donner lieu à des choses très intéressantes. »
S'entraîner à faire face à l’incertitude, appréhender des situations inattendues est une compétence particulièrement utile, non seulement pour les personnes dirigeantes d’organisation, confrontées à des transformations constantes, mais également pour celles évoluant dans un environnement d’affaires en perpétuelle évolution. La gestion de situations inédites, que ce soit dans le domaine musical ou professionnel, contribue à forger une expérience qui renforce la confiance et permet de considérer l'inattendu comme sources de possibilités et de créativité.
Xavier Durand illustre cette perspective en partageant son expérience : « J’ai déjà retourné des business quatre ou cinq fois, j’ai travaillé dans 30 pays pendant mes 30 années de carrière. J’ai vécu un tsunami, la crise de l’immobilier, une crise financière, une crise des subprimes, le COVID-19, etc., etc. Donc là, vous commencez à dire, OK, je peux le faire, et vous savez que vous allez trouver des recettes en travaillant avec les autres, qui vont permettre de gérer. Donc tout à coup, vous êtes plus focalisé sur « ça va être intéressant » que sur « ça va être terrifiant ». » Le risque n’est pas qu’une menace, il est également une chance.
Instaurer un climat de confiance
Face au risque, dans le rôle de leader, une personne doit être en mesure de rassurer son groupe. Dans les moments de crise ou de dysfonctionnement, elle doit demeurer calme et inspirer confiance. Comme l'exprime Xavier Durand : « Celui qui est capable de rassurer le groupe, parce qu’il a plus d’expérience ou plus de calme ou plus de contrôle de lui-même, est celui qui devient le leader. »
Le monde du jazz, en particulier, est propice aux prises de risque, avec des moments d'improvisation. Il peut arriver qu'un musicien se trouve en difficulté, et dans de telles situations, il se tourne naturellement vers le membre le plus expérimenté du groupe. Un simple regard ou un geste peut suffire à rassurer et à lui transmettre la confiance nécessaire pour continuer à jouer. Cette dynamique s'applique également dans le contexte des organisations : la responsabilité du dirigeant consiste à bien connaître ses collaborateurs et collaboratrices, à comprendre leurs forces et leurs limites, à les rassurer et, le cas échéant, à prendre des mesures pour éviter de les mettre en difficulté. La personne dirigeante a une responsabilité dans la mise en place de cet état collectif.
Penser comme en pratique musicale
Imaginer d’autres formes organisationnelles ?
La métaphore classiquement choisie pour aborder la notion d'improvisation est celle du jazz, une forme musicale née des brass bands ou fanfares de rue, constituée de musiciens afro-américains du début du 20e siècle, tels que trompettistes, trombonistes, clarinettistes et percussionnistes, qui jouaient ensemble lors d'événements publics : défilés, bals et enterrements. Le jazz se distingue par sa nature musicale vivante et flexible, en contraste avec la rigidité de nombreux orchestres symphoniques, où les musiciens « exécutent » les directives du chef ou de la cheffe d'orchestre. Le jazz pourrait-il inspirer de nouvelles formes d'organisation pour les personnes dirigeantes, basées sur des projets et la responsabilisation, plutôt que sur la hiérarchie et le contrôle prévalant dans nos organisations bureaucratiques cloisonnées ? Serait-il possible de décomplexifier les organisations, de les libérer des procédures qui entravent le travail, de se recentrer sur des outils de pilotage simples et moins nombreux, et de responsabiliser les collaborateurs et collaboratrices en leur accordant davantage de confiance ?
Xavier Durand évoque cette idée en faisant référence à Bobby McFerrin et à sa collaboration avec certains orchestres : « Regardez ce qu’a fait Bobby McFerrin avec certains orchestres. Il lâche la bride aux orchestres en disant, allez-y, faites-moi un truc. Et là, on trouve des choses complètement surprenantes. C’est autre chose. Avec des gestes très flous. On vous dit, allez-y. Tu as compris un peu l’idée que je veux, fais-moi quelque chose. Et là, il va sortir quelque chose qui sera surprenant ou intéressant ».
Dans la lignée de l'esprit du jazz, serait-il possible de penser la simplification des grandes organisations actuelles et de redonner du « flou », de la liberté aux collaborateurs ? Le jazz pourrait à cet égard se révéler une source d’influence pour de nouvelles méthodes d’organisation du travail et plaider pour un management efficace, fondé sur la perspicacité, la vision et l’intuition, comme le soulignait, il y a plusieurs décennies au sujet de la pratique du management, Peter Drucker (1966), et sur lequel Henry Mintzberg insiste toujours (2011).
Partager des émotions ?
Depuis la parution de l'ouvrage influent de Daniel Kahneman (2012) intitulé Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, nous comprenons que notre pensée oscille entre deux systèmes : le système 1 (rapide, instinctif et émotionnel) et le système 2 (plus lent, plus réfléchi et plus logique). La pratique de la musique en groupe, que ce soit dans un orchestre ou un ensemble, peut stimuler notre sphère émotionnelle et nous permettre de vivre des émotions de groupe très intenses.
Xavier Durand témoigne de cette expérience : « L’autre phénomène que j’ai compris, c’est : quand vous êtes dans un orchestre, petit ou grand, quand vous êtes dans le moment de la production, quand l’ensemble sonne, vous avez des transports émotionnels incroyables. Quand vous faites partie de cette machine et que ça sonne, vous jouez l’Inachevée de Schubert ou un morceau de jazz, peu importe, il y a vraiment une émotion de groupe formidable. (…) Émotionnellement, c’est quelque chose d’unique ».
La musique, ainsi que les arts en général, pourraient-ils inspirer le manager à développer des approches qui vont au-delà de la rationalité pure et qui intègrent les émotions, tant pour eux-mêmes que pour leurs collaborateurs et collaboratrices ? Pour les « managers musiciens », cela pourrait signifier la création d’un sens commun et la création d'émotions collectives qui pourraient renforcer le lien entre les membres de leurs équipes.
Conclusion
La musique, et plus largement l'art, offre souvent une expérience qui nous confronte à l'inconnu, qui bouscule nos repères. Même si les contextes de la pratique musicale et de la gestion peuvent sembler très éloignés, une personne confrontée à ces deux univers doit faire appel à son sens de l’écoute, à son jugement, à ses émotions. L'art et la gestion pourraient être de plus en plus intrinsèquement liés, à une époque où la dimension collective revêt une importance cruciale dans le monde du travail.
Références
Drucker, P. (1966). The effective executive. Harper & Row.
Durand, X. (2021). Oser le risque. Le management dans un monde incertain. Hermann.
Kahneman, D. (2012). Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée. Flammarion.
Mintzberg, H. (2011). Manager : ce que font vraiment les managers. Vuibert.
Voir l'interview de Xavier Durand dans l'émission IQSOG - Fenêtres ouvertes sur la gestion animée par Jean-Philippe Denis sur Xerfi Canal
Se procurer l'ouvrage de Xavier Durand, Oser le risque, éditions Hermann
Découvrir la conférence de Xavier Durand lors de l'ouverture des Rencontres Stratégiques (2022-2023) en duo avec Eric Cornuel, Directeur Général de l'European Foundation for Management Development (EFMD)