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La rente cognitive, une arme stratégique pour vaincre l’ubérisation


Docteur DBA du Business Science Institute

IAE Lyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3


Jean-Philippe Denis*

Professeur

Université Paris-Saclay


*Membre de la faculté du Business Science Institute.


 

Article initialement publié sur The Conversation France.




L’ubérisation reste synonyme d’une crainte existentielle pour beaucoup d’acteurs économiques. Elle est comme une épée de Damoclès qui prendrait la forme d’une start-up disruptive remettant en cause le positionnement des acteurs établis. L’assurance contre ce risque d’ubérisation se trouve peut-être dans les théories cognitives qui pourraient apporter des solutions à ces interrogations stratégiques, au travers des concepts d’asymétrie de connaissances et de rente cognitive.


Cela suppose d’abord de comprendre la nature des perturbations provoquées par le digital dans les logiques qui structurent les asymétries sur un marché. Et d’examiner en particulier la situation des intermédiaires, c’est-à-dire des acteurs vivant des déséquilibres entre l’offre et la demande.


La perte de la rente informationnelle


La théorie de l’agence de Michael C. Jensen et William H. Meckling, qui perçoit l’entreprise comme un réseau de contrats entre des individus, a longtemps permis de comprendre ce qui amenait des acteurs à solliciter des intermédiaires. Pour résumer, le principal, le client, va faire appel à un intermédiaire (un agent) pour réaliser une tâche en son nom et/ou pour accéder à des biens ou des services sur un marché donné. Il doit entamer une telle démarche en raison d’une asymétrie d’informations à son détriment, sachant que le mandat confié sera lui-même source de nouvelles asymétries d’informations pour lui.

Ainsi, la théorie de l’agence explique l’existence d’intermédiaires sur un marché par une asymétrie d’informations, suite à une configuration de déséquilibre entre offre et demande. Un agent immobilier par exemple parvient ainsi à se constituer une rente informationnelle, à l’origine de sa légitimité et de sa valeur ajoutée. Cette rente peut devenir considérable, en permettant l’enracinement de l’acteur comme cela a été démontré dans le cas de la situation spécifique des dirigeants vis-à-vis de leurs mandataires, les actionnaires.


L’ubérisation peut alors être conceptualisée comme une captation et un détournement de cette rente informationnelle de l’intermédiaire. En effet, les informations monopolisées autrefois par un agent deviennent accessibles au plus grand nombre par le biais des plates-formes. La littérature académique sur la décote de valeur actionnariale des groupes diversifiés a été très prolixesur ce sujet sur la base d’un postulat bien connu : les marchés financiers (et donc leurs opérateurs, par exemple les fonds de pension) seraient plus efficients que les dirigeants d’entreprises (conglomérales et diversifées) pour allouer les ressources, vers les meilleurs projets.


En prenant l’exemple de l’immobilier, cela peut se traduire de deux manières. Tout d’abord, le C2C (consumer to consumer) se démocratise dans l’ancien et en partie dans le neuf. Les sites de mise en relation directe de particuliers mettent à disposition les informations sur le marché de l’immobilier. Ensuite, il existe une offre de cybermédiation proposée par des start-up de la proptech, c’est-à-dire la « fintech de l’immobilier ».


Ces deux types de tentatives d’ubérisation de l’intermédiation immobilière qui existent également dans d’autres secteurs privent peu à peu l’agent historique de sa rente informationnelle. La possibilité d’exploiter une asymétrie d’informations s’amenuise alors progressivement pour un intermédiaire.


Transformer l’information en connaissance


Face aux plates-formes mettant à disposition les informations, un agent ne peut donc plus se limiter à une stratégie de détention exclusive d’informations brutes. La valeur ajoutée d’un intermédiaire face à des acteurs ayant un business model reposant en grande partie sur des algorithmes de récolte de données va donc de plus en plus dépendre de sa capacité à transformer l’information en autre chose : des connaissances.


La connaissance est en effet toujours singulière. Dans un contexte d’analyse des asymétries de marchés, il convient par ailleurs de mettre ce concept au pluriel en intégrant différentes dimensions (tacite, explicite, codifiée, non-codifiée, etc.). Ainsi, l’intermédiaire peut mettre en avant des savoir-faire, mais également des savoir-être, voire une capacité à aller au-delà des apparences et à développer des affinités et même une intimité.


Ce processus de transformation de l’information en connaissances se traduit alors par un changement de nature de l’asymétrie. Si l’on considère qu’un acteur n’exploite plus une asymétrie d’informations mais bien une asymétrie de connaissances, alors son positionnement sur le marché loin d’être amoindri peut même être consolidé. Il permet à l’agent de se démarquer face à des acteurs cherchant à ubériser l’intermédiation.


Une maîtrise des procédures, une capacité à exploiter et à combiner simultanément une variété d’informations et de connaissances formelles sont autant de moyens pour un agent de se démarquer des plates-formes. Celui-ci a aussi intérêt à valoriser son expertise et son expérience, c’est-à-dire à communiquer un ressenti et des éléments qui se trouvent dans l’envers du décor et auxquels de facto les plates-formes comme les algorithmes qui les sous-tendent ne pourront jamais avoir accès. Car l’asymétrie de connaissances ne décrit pas seulement la situation d’un agent qui connaîtrait tout et d’un client vivant dans la complète ignorance : l’intermédiaire apprend aussi de son interlocuteur, lequel peut détenir des connaissances utiles et généralement peu formelles.


Pour reprendre l’exemple de l’agent immobilier, en discutant avec un client, un vendeur peut être au courant d’ouï-dire d’une personne ayant pour projet de vendre un terrain et sur lequel il pourrait alors se positionner en priorité avant même la diffusion d’une annonce sur un site.


Pour reprendre une terminologie propre à la théorie de l’agence, la relation principal-agent se structurerait alors comme une forme de « coopétition cognitive » se justifiant par une asymétrie de connaissances croisée, même si le déséquilibre global peut demeurer en faveur de l’intermédiaire. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de relations asymétriques de connaissances, toujours en reconstruction et en devenir, à l’image par exemple d’une situation de couple.


Vaincre l’ubérisation


Résumons-nous. L’agent bénéficiait donc d’une asymétrie d’informations sur la base de laquelle il parvenait à constituer une rente informationnelle. C’était même là, son principal objectif d’affaires. Et l’ubérisation mettrait précisément en péril cette rente de deux façons : d’une part, par un accès beaucoup plus large et simple à une masse considérable d’informations ; d’autre part, par la possibilité qu’offrent les plates-formes d’augmenter le pouvoir d’information même du mandant, et donc de se passer purement et simplement de mandataire.


Le décadrage conceptuel ici proposé invite à considérer que l’intermédiaire bénéficie en fait d’une rente cognitive, dans un contexte d’asymétrie de connaissances. La notion pourrait se définir comme un « capital immatériel constitué grâce à l’accumulation, la transformation et la création de connaissances implicites et explicites donnant un avantage concurrentiel sur un marché donné et/ou une position favorable dans une relation avec un interlocuteur ».


Même par un recoupement sophistiqué d’informations récoltées par des algorithmes et exploitées par des dispositifs de deep learning, il est difficilement concevable qu’une plate-forme d’intermédiation soit en mesure de parvenir à disposer d’une rente cognitive significativement robuste. Cela supposerait en effet une capacité d’accès aux connaissances implicites ; or, dans le contexte de relations asymétriques par nature singulières et en perpétuel devenir, ceci paraît peu probable.


La constitution et l’exploitation d’une rente cognitive devraient donc devenir une obsession de toute entreprise souhaitant non seulement résister, mais même prévenir les dynamiques d’ubérisation. Cela passe probablement par une transformation du design organisationnel même de l’entreprise. Loin d’un simple nœud de contrats juridiques employeurs-employés alternatif à de potentiels contrats de sous-traitance marchands (clients-fournisseurs), la conception de l’entreprise qui s’impose est celle d’un processeur de connaissances et d’une organisation apprenante. L’entreprise est un lieu de création de connaissancespar définition toujours singulier et idiosyncrasique, donc incomparable (comme deux couples ne sont pas comparables). Et c’est dans la capacité à valoriser la rente cognitive qu’elle crée dans la durée auprès de ses interlocuteurs et parties-prenantes que réside sa capacité à durablement exister au sein d’une industrie.


Les implications de ce renouvellement conceptuel ne se limitent pas à la gouvernance interne de l’entreprise. Il convient également d’envisager une autre relation avec le client puisque ce dernier est un acteur important de la démarche de constitution de la rente cognitive par la forte valeur ajoutée des connaissances qu’il apporte.


De même qu’en finance d’entreprise les chercheurs travaillent de longue date sur la « gouvernance cognitive » (voir en particulier les travaux de Gérard Charreaux), le concept de rente cognitive pourrait ici permettre d’enrichir le dialogue théorique avec le champ du management stratégique et de manière très concrète.


Car si la rente cognitive a son côté clair en permettant d’imaginer comment repenser le sens de leurs activités et leur valeur, elle a aussi son côté obscur. La notion de conflit d’intérêts pourrait par exemple être radicalement repensée, tant au plan managérial que juridique, en adossant les raisonnements des professionnels sur le concept de rente cognitive et non plus de stricte rente informationnelle. Par exemple, pour les autorités de régulation dont la mission est de veiller au respect des « règles du jeu », cela pourrait conduire à envisager des implications en matière de surveillance et de régulation des acteurs opérant sur les marchés. La conception de l’information privée (à l’origine des caractérisations des manquements d’initié), n’est pas identique selon que l’on raisonne asymétrie d’informations à un instant donné, ou rente cognitive bâtie sur longue durée. De même, le raisonnement en termes de rente cognitive plutôt qu’informationnelle pourrait conduire à reconcevoir de manière radicale un concept clé de gouvernance et bien trop peu examiné au plan théorique : l’indépendance.


De telles réflexions sont embryonnaires. C’est pourquoi, pour conclure, on choisira surtout de s’attarder sur le côté clair de la force de la rente cognitive : elle offre un espoir majeur aux acteurs installés sur des marchés de pouvoir s’appuyer sur des outils visant délibérément l’exploitation de l’asymétrie de connaissances. En ce sens, le concept de rente cognitive s’avère une arme stratégique dont les acteurs peuvent se saisir pour résister aux dynamiques d’ubérisation et même pourquoi pas, les vaincre : celui-ci invite à focaliser l’attention sur l’invention de formes organisationnelles nouvelles de création, de circulation et d’exploitation des connaissances, plutôt que sur la peur qu’engendre la déstabilisation de situations stratégiques jugées trop hâtivement acquises.


Cet article est issu de la thèse de DBA de Sébastien Bourbon, réalisée dans le cadre du programme de Doctorate in Business Administration (DBA) du Business Science Institute. Elle a été soutenue durant la semaine internationale organisée à Wiltz, du 23 au 26 septembre 2019. Cette thèse de DBA a été supervisée par le professeur Jean‑Philippe Denis. Elle donnera lieu à la publication d’un ouvrage aux éditions EMS, collection Business Science Institute.


 

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