Professeur de Finance
Université Paris Dauphine – PSL
*Membre de la faculté du Business Science Institute
Article initialement publié sur The Conversation France.
Cet article est publié dans le cadre du premier festival de la Revue Française de Gestion, « Finance, stratégie, gouvernance : 40 ans de Revue Française de Gestion » organisé le 17 novembre 2017 à l’IAE de Grenoble en partenariat avec le CERAG, The Conversation France et XERFI Canal Productions – Les auteurs du numéro spécial de la RFG « Concilier finance et management » publié en 2009 et coordonné par Michel Albouy, étaient invités à s’exprimer sur le thème : « Une décennie après la crise financière : quel regard, quelles évolutions… ?
Infinie est l’indulgence de l’auteur devant son texte. Même si 10 ans séparent la publication de l’article cité et sa relecture présente, le biais est celui d’une grande tendresse devant des écrits que l’on attache souvent à trouver prémonitoires.
En plus le thème abordé est le temps, plus précisément la temporalité de l’action humaine et de l’action de l’entreprise.
Il est vrai que la première phrase est une affirmation un peu brutale : « Le temps est à la fois une ressource économique et une dimension du choix ». Celle-ci conserve à l’évidence toute son actualité et concentre l’essentiel du message.
Le temps dans la gestion a d’abord une dimension praxéologique ; c’est l’espace d’action du gestionnaire qui inscrit ses choix et son intervention dans une temporalité. Celle-ci est souvent réflexive. Cela n’est pas en soi nouveau. C’est l’action/réaction des autres, compétiteurs, partenaires, qui fixe le rythme. L’article de 2009 le rappelait. Ce qui est nouveau est sans doute que le rythme s’accélère dans un jeu de chaises musicales où le tempo devient plus rapide.
C’est là un premier ajout que l’on pourrait faire. La séquentialité des choix introduit un rythme qui s’accélère. Les acteurs sont plus réactifs plus rapidement et les partenaires aussi. C’est l’époque du management agile. S’y ajoute un contexte général où le prix du temps devient – chose inouïe – nul. Les taux d’intérêt sont nuls ; il ne sert à rien d’attendre pour capitaliser. L’univers économique des taux d’intérêt zéro facilite puissamment cette évolution vers l’immédiateté.
1. L’époque du management agile
Le concept gestionnaire qui exprime cela est l’agilité. Le management agile de projets est une attitude et un mode d’organisation qui privilégie la rapidité et la réactivité. Il est lié au départ au mode de gestion du changement et d’introduction d’innovation dans le traitement de l’information non anticipée et la prise de décision. L’image dominante utilisée est la mêlée de rugby (« scrum ») qui désigne une équipe soudée qui affronte immédiatement les autres en s’emparant d’une difficulté pour avancer. L’équipe est en permanence disponible et mobilisée pour résoudre les problèmes et faire des choix. Le face à face permanent compte plus que la planification de tâches pré-identifiées qui se déroulent en cascade. La réactivité et l’itération sont permanentes. L’échange d’information le plus efficace est le face à face dans une salle opérationnelle. L’écrit, comme la construction d’une réflexion achevée et capitalisable, sont secondaires.
La capacité réactive en vient à compter plus que le contenu de la réaction. Il faut agir vite sans réserve ni œillères. Le tempo de la réflexion, de la maîtrise du rythme, de l’attente du bon moment n’est pas prioritaire. Tout ce qui relève du « timing » qui correspond au sens du séquencement stratégique et au sens de la fenêtre d’opportunité, n’est pas dominant. Il faut être aux aguets, c’est-à-dire réactif pour montrer qu’on est actif, et donc présent.
C’est une vision de l’immédiateté qui privilégie le présent par opposition à l’idée d’attendre le moment opportun. La temporalité introduit une dimension de maîtrise du rythme qui signifie qu’on est prêt, dans l’action humaine comme dans l’action de l’entreprise, à prendre du temps. C’est-à-dire procrastiner non pas systématiquement, mais opportunément.
Le débat est donc agilité vs procrastination ? Commet trancher si ce n’est en rappelant que la maîtrise du rythme est un argument de la démarche stratégique. Prendre le temps pour réagir au moment opportun est un luxe que peuvent s’offrir seuls les forts. Les faibles subissent le rythme des autres. Cela signifie que le temps et la maîtrise de la temporalité ont une valeur stratégique qui est niée par l’immédiateté systématique. L’expression de ce dilemme dans le langage courant est simple et révélatrice : « Il y a intérêt à attendre », « Le temps c’est de l’argent ». Ces aphorismes sont connus. Ils soulignent cependant l’essentiel : le prix du temps dans le temps de l’action économique est un taux d’intérêt pour l’entreprise.
2. … et des taux d’intérêt zéro
« Le » taux d’intérêt tel qu’il apparaît sur un marché est un prix d’équilibre qui donne le prix social de la temporalité dans les choix économiques. Rien à dire si ce n’est que voilà l’irruption d’un prix social exogène dans des choix économiques d’acteurs locaux ayant leur propre cadencement. La temporalité est celle des choix stratégiques de l’entreprise dans son petit monde local avec ses concurrents, ses partenaires et ses parties prenantes. Le taux d’intérêt est le coût d’usage dans le temps de ressources financières.
La nouveauté radicale est l’irruption d’un prix du temps social à des conditions extravagantes : Nous vivons depuis près de 10 ans une période nouvelle et merveilleuse celle des taux d’intérêt nuls, voire négatifs. Les États-Unis ont ouvert le bal en baissant le taux directeur de la Fed à 0,25 % en décembre 2008. Depuis ils ont été imités par le Japon, le Royaume-Uni et de la Zone euro.
Pour diverses raisons sur lesquelles il est hors sujet d’intervenir, la politique monétaire des pays développés les a conduits à des taux monétaires nominaux nuls. C’est même pire ils sont négatifs : en Zone euro pour déposer des liquidités auprès de la Banque Centrale européenne les banques doivent accepter de payer un taux de 0,40 % par an. C’est même doublement pire car si on tient compte d’une inflation qui reste positive, les taux d’intérêt réels sont actuellement négatifs de 0,5 à 1 % par an.
La politique monétaire dite de quantitative easing ou de mesures dites non conventionnelles, est l’explication immédiate de ce phénomène. Ce qui compte est la conséquence d’un prix social du temps sur le rythme des actions stratégiques de l’entreprise. Les taux zéro sont-ils économiquement supportables longtemps ? À partir de quand induisent-ils des biais exagérément nocifs dans les comportements réels d’épargne, d’endettement et d’investissement ? Cette question est en voie de solution aux États-Unis avec la sortie de la « drogue » des taux zéro et le retour des taux monétaires à un niveau compatible avec la croissance de la productivité et la tendance de l’inflation. Il n’est pas question ici de rentrer dans ce débat.
Le temps est une ressource économique rappelions-nous en 2009. C’est un espace dans lequel l’action de l’entreprise distille ses effets. Il faut par exemple du temps aux produits nouveaux pour trouver le chemin du consommateur. Les spécialistes du marketing nous rappellent qu’il y a les précurseurs, les « early adopters », qui réagissent rapidement à la nouveauté, pour qui la nouveauté est en soi une valeur. Il y a aussi les « late comers », les suiveurs, qui ne sont avertis que plus tard qui sont en décalage temporelle dans une société en rupture où la métropole divorce de la périphérie (Guilluy, 2014). Bref, il faut du temps, et celui-ci reste une ressource nécessaire pour le déroulement de l’action humaine, et donc de l’action économique. Comme toute ressource économique rare on attend donc un prix positif au temps
Or les taux d’intérêt zéro sont la négation de ce phénomène. Ils donnent le signal d’un prix social du temps qui introduit un biais ravageur en faveur de l’immédiateté et de l’agilité. Les taux zéro subventionnent artificiellement le présent. Dès lors, procrastiner ne sert à rien et différer ne rapporte rien. C’est là un très mauvais service rendu à la stratégie de l’entreprise car la mobilisation de ressources économiques reste toujours couteuse et l’action humaine nécessite de s’inscrire dans une temporalité qui fait partie du jeu. La gestion d’entreprise et la conduite stratégique sont par définition une praxéologie. Ce ne sont pas un jeu vidéo. La gestion est une séquence complexe dont le rythme fait partie du problème à imaginer et à résoudre. Plus que jamais le temps stratégique a un coût. Ce n’est pas le taux d’intérêt monétaire.
Vivement la fin des taux zéro pour intégrer un signal clair et un peu d’ordre dans le cadencement des actions économiques. On aura compris ici qu’il ne s’agit pas de reprendre les bêlements de la Banque Centrale allemande qui de manière insistante rappelle que les taux zéro pénalisent des épargnants allemands vieillissants et spoliés sur leur épargne placée dans des banques. En matière de gestion financière d’entreprise, les taux zéro constituent une drogue boursière puisque les taux d’emprunt très faibles vont venir baisser le coût du capital moyen pondéré de l’entreprise. Cela entraîne toute chose égale une pression à la hausse des cours de bourse des actions. C’est très agréable pour les investisseurs boursiers, mais cette subvention du prix du temps ne créée pas en soi de la valeur stratégique.
Plus que jamais, ce qui compte est rappeler que le temps stratégique a un prix et qu’un prix social du temps nul introduit un biais dans les comportements en favorisant une rapidité de réaction. Le biais actuel vers l’immédiateté fausse la richesse de la temporalité.
A découvrir...
Les tribunes d'Hubert de la Bruslerie sur The Conversation France.
Les ouvrages & articles d'Hubert de la Bruslerie via CAIRN.info.