Jean-Philippe Denis
Université Paris-Saclay*
Alain Charles Martinet*
Université de Lyon
Franck Tannery
Ausar Energy, Université de Lyon
*Membres de la faculté du Business Science Institute
La liste des futurs « scandales » qui seront débattus dans les cours de gouvernance d'entreprise s’allonge avec un nouveau cas, CASINO. Avant de devenir peut-être, avec son PDG Jean-Charles Naouri et la holding Rallye, le protagoniste d'un thriller captivant qui pourrait bien trouver sa place sur les plateformes de streaming.
Rappelons brièvement l'intrigue. Le 17 décembre 2015, Muddy Waters Research, dirigé par Carson Block, lance une attaque contre Casino et ses holdings de portage en publiant un rapport d'alerte au vitriol. Ce rapport met en évidence le surendettement des holdings qui détiennent les sociétés du groupe, ainsi qu'une trajectoire stratégique défavorable qui ne permettrait pas de générer suffisamment de liquidités pour rembourser les dettes à long terme. L'opacité de la structure de gouvernance est étrillée et pourrait faciliter tous les abus. La conclusion est sans appel : il est urgent de vendre les actions, de préférence « à découvert ». Muddy Waters se précipite pour mettre cette recommandation en pratique.
Depuis cette date, le dossier Casino est devenu le théâtre d'affrontements financiers et de batailles judiciaires. On y observe des dégradations de notation par les agences, des dépôts de plaintes, des enquêtes de l'Autorité des Marchés Financiers (AMF) et du Parquet National Financier. Le monde politique s'en est mêlé : le "mon ennemi, c'est la finance" façon François Hollande en 2012 a ainsi cédé la place en 2019 à "l'ennemi de nos entreprises françaises, ce sont les fonds activistes de vente à découvert" selon Bruno Le Maire, Ministre de l'Économie et des Finances.
Depuis le déclenchement d’une procédure de sauvegarde en 2019, tout le monde attend la chute. Sauf revirement de situation spectaculaire, elle est imminente avec la désignation du repreneur. Autrement dit, la situation stratégique et financière de Casino est depuis longtemps préoccupante et se détériore continuellement, justifiant l'intervention du Comité interministériel de restructuration industrielle.
Voici donc le clou du spectacle. La jungle du capitalisme est toujours plus dangereuse, violente et impitoyable. Les prédateurs d’hier se retrouvent à l’état de proie. Comme dans la brousse ou la savane, les jeunes et les blessés sont attaqués en premier. Les lionnes s'y mettent à tour de rôle pendant plusieurs heures pour tuer le buffle. Les cris des hyènes, impatientes de ronger les os, amplifient le mouvement.
Logiquement, les premières leçons scientifiques s’invitent dans le débat, notamment dans The Conversation France. Le consensus s’élabore en des termes qui donnent largement raison au rapport rendu public dès 2015 par Muddy Waters.
Au plan du financement, le montage « holding de holding de holding » dit des « poulies bretonnes » où des holdings portent les dettes qu’elles remboursent par les dividendes des sociétés qu’elles contrôlent interroge quant à sa viabilité. Jugé moralement contestable même si parfaitement légal, il est parfois qualifié de « poulies friponnes » en exigeant une fuite en avant avec génération d'un flux de cash croissant. Il éveille dans tous les cas toujours le soupçon d’un traitement inéquitable des actionnaires minoritaires et d’autoriser potentiellement toutes les dérives comptables. Toute occasion est donc saisie par les détracteurs d’en dénoncer la logique. Le cas Casino fait déjà ici figure, pour eux, de cas d’école.
Au plan industriel, le positionnement de Casino, historiquement distributeur de qualité à prix relativement élevés dans un secteur en proie à de profondes perturbations s’est visiblement avéré incompatible avec une logique de développement par dettes, garanties par les valeurs d’actions.
Au plan institutionnel, dans la presse, dans les articles à visée plus scientifique et jusque dans les interviews de Carson Block, le cas Casino aurait déjà valeur d’exemple. Il serait une énième démonstration de la collusion des intérêts dans le capitalisme « à la française ». C’est ce qui expliquerait la lenteur des réactions, la cécité générale et un soutien déraisonnable apporté à l’entreprise et à son dirigeant jusqu'à la catastrophe (au sens de la théorie du même nom). En ce sens, le cas Casino serait symptomatique d’une forme d’incapacité du régime de gouvernance « à la française » à se hisser au niveau de professionnalisme attendu.
La colonne vertébrale qui tend l’analyse est convaincante, ce qui explique d’ailleurs qu’elle fasse largement consensus, dans la presse spécialisée comme généraliste et jusque sur les sites de valorisation scientifique. Elle est l’est encore davantage si on considère la mobilisation d’un autre levier par Casino en sus des holdings/« poulies bretonnes » : le recours aux marchés financiers.
Cependant, vu de la recherche en sciences de gestion et du management, le cas Casino devient exemplaire et a valeur en lui-même d’alerte pour trois autres raisons, moins fréquemment soulignées voire totalement absentes des débats.
D’abord, un tel schéma pratique de financement apparaît compatible avec une base industrielle et commerciale à fortes marges et croissance de marché. Il est ainsi à l’évidence « tenable » pour un groupe comme LVMH opérant sous la conduite de Bernard Arnault dans une industrie du luxe où les marges sont exceptionnelles ; ou, comme le démontre Vincent Bolloré via la financière de l’Odet, lorsque les activités sont exercées dans des industries largement politisées où des rentes de situation sont sécurisées tout en étant combinées avec une gestion dynamique du portefeuille d’actifs. C’est donc plutôt dans le métier de distributeur de Casino, lequel s’approche de celui d’un épicier à faibles marges qui nécessite un « fine tuning » permanent et très détaillé, qu’il faudrait chercher les motifs de la non-viabilité ici du système des « poulies bretonnes » plutôt que dans l’architecture de financement elle-même.
Ensuite, à un niveau plus théorique, les travaux sur les stratégies des groupes conduisent depuis plus de trente ans à la mise en évidence de divers styles de management et même désormais d’un nombre limité de configurations de corporate control (« opérateur centralisé », « contrôleur », « développeur », « investisseur », « financier »). De telles configurations ont été formulées par une attention méthodologique à l’intimité du fonctionnement des groupes, au contexte d’exercice de leurs activités, à la singularité des histoires, aux modalités d’usage des processus et procédures de management qui y sont pratiquées. Autrement dit, il n’y a pas un bon ou un mauvais management mais des formes plus ou moins adaptées selon les contextes. De ce point de vue, les analyses sur le cas Casino restent faibles voire inexistantes, comme elles l’étaient d’ailleurs dans le rapport 2015 de Muddy Waters qui a mis le feu aux poudres.
Enfin, à un niveau plus politique, le débat scientifique sur la gouvernance oppose d’un côté les tenants de la gouvernance actionnariale juridico-financière et les pratiques qu’elle légitime, d’un autre côté les travaux qui postulent la nécessité de comprendre la gouvernance comme partenariale, voire cognitive. Ce débat s’est d’ailleurs invité dans l’arène médiatique de manière spectaculaire avec la loi PACTE et les sociétés à mission. En toile de fond, l’idée est qu’une autre gouvernance, européenne, stratégique, organisationnelle, peut et doit être opposée à la seule logique de la maximisation de l’intérêt de l’actionnaire. Un actionnaire qui est par ailleurs une figure commode derrière laquelle s’abritent des investisseurs qui ne sont pas eux-mêmes nécessairement propriétaires des titres qu’ils gèrent.
La logique juridico-financière anglo-saxonne de la « corporate governance » a été magistralement mise en scène par Oliver Stone dans le film Wall Street. Le personnage principal, Gordon Gekko (incarné par Michael Gouglas), fait figure de matador sans pitié qui repère ses proies et ne parie que quand il est certain. Il l’assume : nous vivons dans un monde darwinien ; les dirigeants sont toujours suspectés d’abuser de leurs positions d’autorité pour s’enraciner et s’enrichir indûment sur le dos de la société, et donc des actionnaires ; dans ces conditions, il répond à ses détracteurs qu’il « ne détruit pas les sociétés » mais qu’au contraire, il les « libère ».
Omettant bien sûr, en public, de répéter ce qu’il confie au jeune apprenti Bud Fox en privé : que le destin d’un mouton est de se faire tondre.
Adaptée au cas Casino et à la figure de Muddy Waters Research et de son dirigeant Carson Block, l’analogie est frappante. On retrouve dans les discours les mêmes postulats d’une forme de darwinisme économique et financier, fondé sur l’efficience à long terme des marchés. Dans cette conception, les faillites et disparitions sont considérées comme nécessaires et donnent sa dynamique au système. Le travail du justicier est donc d’identifier les cibles à abattre puis de hâter le processus de mise à mort par les cessions de titres à découvert. C’est exactement ce qui s’est produit dès 2015 avec le rapport de Muddy Waters sur Casino ou très récemment avec l’attaque de Gotham City Research contre la pépite française SES-imagotag. Cette thèse est séduisante et d’aucuns jugeront que la façon dont, selon ce même procédé, Zatarra Research et son dirigeant Mattew Earl ont fait tomber Wirecard en démontre la rigueur comme la pertinence.
Pourtant, sauf cas bien sûr de fraudes à milliards d’envergure exceptionnelle, ce que démontre la recherche en sciences de gestion et du management, c’est qu’à cette conception darwinienne, on peut (on doit ?) opposer une vision longitudinale et processuelle où les dimensions du triptyque « montage financier – choix des bases stratégiques/industrielles – fonctionnement des institutions financières et de régulation » n’apparaissent pas indépendantes et découplées mais bien davantage enchevêtrées et en interaction complexe. Une lecture très différente d’un cas comme celui de l’attaque de Muddy Waters contre Casino sur la période 2015-2023 apparaît alors et pourrait révéler potentiellement une réalité fort différente.
D’abord, au plan du financement, la dégradation de la situation de Casino est à l’évidence liée aux ventes massives de titres à découvert qui ont asphyxié le financement dès lors que l’entreprise faisait appel aux marchés financiers. La descente aux enfers est donc devenue inéluctable. Alors qu’une certaine unanimité vient aujourd’hui décorer la victoire de Carson Block, il apparaît essentiel de prendre en considération une réalité plus complexe et d’évaluer l’impact auto-réalisateur des prophéties de Muddy Waters Research sur la situation du groupe. Autrement dit, de réinterroger le « théorème de Coase » selon lequel la nature du financement serait sans impact sur la nature de l’allocation des ressources et des droits de propriété comme sur les décisions d’investissement. Par définition ici, le choix du recours au financement par les marchés financiers exposait mécaniquement aux attaques de fonds activistes comme le déplorait Bruno Le Maire et modifiait la dépendance stratégique du groupe. Le rapport de 2015 perd alors son statut de rapport d’alerte et devient plutôt l’allumette du pompier pyromane, avec l’objectif – d’ailleurs assumé – de rompre la confiance entre la société et les investisseurs.
Ensuite, au plan stratégique et industriel, les tenants du capitalisme anglo-saxon arguent d’ordinaire que les attaques boursières et les ventes à découvert sont sans effet sur les problèmes stratégiques rencontrés par une entreprise, qu’elles ne font que révéler. Or, l’un des enseignements majeurs de la recherche en stratégie, contrôle et gouvernance depuis plus de trente ans est que la capacité de vigilance et d’attention managériale pour saisir les opportunités nouvelles de développement est l’actif le plus rare et précieux des dirigeants et de leurs équipes de direction. C’est ce qui justifie pour le Professeur d’Harvard, Robert Simons de formuler le concept de Return-on-management (ROM) qu’il oppose aux traditionnels ROI et ROE. C’est ce qui conduit William Ocasio dans les pages du prestigieux Strategic Management Journal à proposer une attention based-view of the firm, bien plus complexe que cette entreprise vue comme simple nœud de contrats juridiques que retient la littérature orthodoxe sur la corporate governance. Autrement dit, à la lumière de tels décadrages/recadrages théoriques, il est loisible de considérer qu’en contraignant les dirigeants d’un groupe à la seule focalisation sur les résultats court terme et à la valeur des actions qui garantissent les dettes, les attaques enferment en quelque sorte les équipes de direction dans un « tunnel d’attention ». L’équipe dirigeante n’a ainsi plus d’autres choix que de focaliser toute son énergie sur sa défense contre les attaques, bridant d’autant le temps et l’attention disponibles aux opportunités de développement stratégique. Ce point apparaît majeur pour instruire les responsabilités des pertes subies aujourd’hui par les actionnaires. En effet, la prophétie d’une disruption de la distribution alimentaire par Amazon envisagée par Muddy Waters dans son rapport de 2015 ne s’est en rien réalisée. En revanche, les attaques ont assurément privé Casino d’une capacité stratégique d’attention et de vigilance pour gérer la succession des crises COVID, Ukraine, d’inflation des prix des matières premières, de hausse des taux d’intérêt. Autant de défis et « strategic issues » considérables que le rapport de 2015 de Muddy Waters ne pouvait naturellement pas envisager.
Enfin, au plan institutionnel, sauf à accepter l’idée que les troupeaux doivent être progressivement décimés de manière quasi « naturelle » par les justiciers auto-proclamés que sont les fonds activistes opérant à découvert (dans tous les sens du terme), le cas Casino devrait créer l’occasion d’un autre regard que celui qui consiste à regarder des repreneurs se battre autour d’une dépouille dont les dirigeants sont pris désormais en tenaille entre les ordres judiciaires et administratifs de leur pays. En effet, ce dont le cas Casino paraît déjà l’alerte, c’est plutôt d’une transformation même du capitalisme. Autrement dit, un système de gouvernance à l’européenne réellement capable d’exister face aux attaques ne pourra s’arrêter à la seule question des principes, tels que ceux formulés dans la loi PACTE. Ce sont désormais les travaux de recherche dans l’esprit de celui de Gendron, Paugam & Stolowy (2020), qui démontrent comment les fonds activistes jouent de la mise en scène et de la rhétorique pour assurer la performativité des prédictions, qui se révèlent ici d’une utilité majeure.
En conclusion, à rebours du consensus médiatique, il y a urgence scientifique à aider les entreprises françaises et européennes à s’armer pour les aider à mieux comprendre les ressorts des attaques des Gordon Gekko des temps modernes, question largement étudiée avant que le primat de la gouvernance actionnariale ne la disqualifie et ne la fasse disparaître des agendas de recherche. Cela passe par une gouvernance d’entreprise conçue aussi comme art de la légitime défense.
Dans ce nouveau contexte, puisque le capitalisme prend de plus en plus des airs de Corrida, alors ce qu’il faut méditer ce n’est plus seulement la B.O. de Wall Street (« Fly me to the moon » de Frank Sinatra) mais aussi cet excellent titre de Francis Cabrel : « La Corrida ». Dès lors qu’il suffit désormais d’un rapport publié sur internet par un fonds activiste à découvert pour transformer une entreprise en taureau du spectacle.
La Corrida
(par Francis Cabrel)
Depuis le temps que je patiente dans cette chambre noire J'entends qu'on s'amuse et qu'on chante au bout du couloir Quelqu'un a touché le verrou Et j'ai plongé vers le grand jour,
J'ai vu les fanfares, les barrières et les gens autour
Dans les premiers moments j'ai cru qu'il fallait seulement se défendre
Mais cette place est sans issue
Je commence à comprendre
Ils ont refermé derrière moi Ils ont eu peur que je recule Je vais bien finir par l'avoir Cette danseuse ridicule...
Est-ce que ce monde est sérieux?
Est-ce que ce monde est sérieux?
Andalousie, je me souviens, les prairies bordées de cactus Je ne vais pas trembler devant ce pantin, ce minus! Je vais l'attraper, lui et son chapeau, les faire tourner comme un soleil Ce soir la femme du torero
Dormira sur ses deux oreilles
Est-ce que ce monde est sérieux?
Est-ce que ce monde est sérieux?
J'en ai poursuivi des fantômes Presque touché leurs ballerines Ils ont frappé fort dans mon cou pour que je m'incline
Ils sortent d'où ces acrobates Avec leurs costumes de papier? J'ai jamais appris à me battre contre des poupées
Sentir le sable sous ma tête, c'est fou comme ça peut faire du bien J'ai prié pour que tout s'arrête Andalousie, je me souviens
Je les entends rire comme je râle Je les vois danser comme je succombe, je pensais pas qu'on puisse autant s'amuser Autour d'une tombe
Est-ce que ce monde est sérieux?
Est-ce que ce monde est sérieux?
Si, si hombre, hombre Baila, baila Hay que bailar de nuevo Y mataremos otros Otras vidas, y otros toros Y mataremos otros Venga, venga a bailar Y mataremos otros